L'Homme aux larmes d'acier

Embral étreignit la jeune femme puis s'assit sur le lit.

- Je n'ai rien, rassurez-vous, dit-il dans un sourire. Mais je n'ai rien pu ramener de votre maison, j'en suis désolé. La cloche a attiré mon attention juste quand j'allais entrer...

Embral ne voulait pas lui parler du cadavre de son mari.

- J'ai encore quelques affaires à régler, rien de long. M'attendrez vous ici pour vous reposer ? proposa le voleur.

Nathil hocha la tête et se recroquevilla sur son lit pour essayer de se reposer, dehors l'orage ne faiblissait pas. Les cieux devinrent plus sombre et la foudre plus violente encore. La cloche d'alarme était de nouveau silencieuse.

Que se passait-il ? Plus aucun son, rien. Ni la cloche, ni les ivrognes endormis au rez de chausser de venait troubler ce silence. Embral descendit sans bruit dans l'escalier, et sortit discrètement de l'auberge.

Où aller maintenant ?

Le Lycanthrope pouvait être partout dans Uden. Il était peut-être déjà parti. Le voleur décida de patrouiller dans les rues hasardeuses, peut-être là trouverait-il un quelconque indice de la présence du fauve. Embral se mit donc en marche, en regardant le ciel orageux.

La journée était déjà bien avancée, mais l'orage donnait une impression de crépuscule ténébreux. La cloche redevenue muette poussa quelques curieux à ouvrir les volets de leurs petits appartements. Beaucoup regardaient Embral marcher dans les rues en proie aux larmes des cieux enragés.
Une femme d'apparence bien moins charmante que Nathil appela le jeune homme du haut de sa fenêtre située au deuxième étage d'un vieil immeuble aux poutres rongées.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? lança la madame dont la poitrine généreuse laissait imaginer la générosité de ses autres formes.

- Ce qui s'est passé ? Il vaudrait mieux pour vous ne pas le savoir...

Le voleur resta un moment immobile, à laisser ses yeux se balader le long des belles courbes de la femme, puis se reprit. Il essaya de lui adresser un sourire innocent.

- N'avez-vous pas vu de soldats passer ? Dans quelle direction ? demanda-t-il plutôt.

Tout en la regardant, Embral faisait mine de s'intéresser plus à elle-même qu'à ses réponses. Il avait peut-être une chance de retrouver ce Lycanthrope. Mais alors qu'il portait toute son attention aux traits avantageux de la femme au balcon, il ne faisait plus attention à ce qui se passait derrière lui...

La femme à priori fier de son corps se pencha un peu plus par la fenêtre au risque de laisser sa chevelure aux gouttes de l'orage.

- Des soldats ? Laissez moi rire, depuis tout à l'heure ils n'arrêtent pas de faire un boucan monstre... Par contre où ils allaient j'en sais rien. En tout cas ne vous inquiétez pas, ils ont dû attraper cet intrus et l'emmener au bastion en attendant demain pour le pendre en place public. dit-elle en souriant avant de refermer ses volets.

L'orage était toujours aussi violent, à croire qu'une force voulait noyer Uden sous un flot glacial et impassible. Soudain la foudre frappa la girouette d'une vieille demeure.

Le bastion ! Voilà donc où il devait se rendre. Mais... où se trouvait-il ? Et comment y pénétrer sans être arrêté ?
Il aurait certainement du temps pour y réfléchir. Le "lendemain" était encore relativement loin...

L'orage était de plus en plus menaçant. Embral sursauta lorsqu'il perçut un fracas assourdissant. Le fracas de l'éclair qui venait de frapper une girouette de plein fouet. Le voleur décida de rentrer à l'auberge, où il aurait tout le temps pour méditer... du moins l'espérait-il.

On n'est jamais à l'abri d'un incendie, avec un temps pareil.

Et puis, il y avait de quoi s'inquiéter avec la jeune Nathil qui devait dormir à poings fermés.

Les rues s’engorgeaient d'eau et le froid s'installa d'autant mieux que la pluie et le tonnerre ne cessaient pas. Connaissant par cœur l'endroit où se situait la petite taverne Embral ne mit que quelques instants avant d'en franchir la porte. Le tavernier souri de voir cet étrange jeune homme revenir sans cesse dans sa pittoresque auberge dont les piliers de comptoirs beuglaient toujours des chants de pays lointains.

- Aaah m'sieur à force de vous voir je vais finir par vous demander votre nom. plaisanta-t-il. Vous inquiétez pas, votre amie est toujours dans sa chambre. Vous voulez un verre ?

Embral sourit à la remarque de l'aubergiste.

- Un verre ? rétorqua-t-il en riant. Vous plaisantez, j'espère ! Après cette douche merveilleusement froide, vous ne me proposez rien qu'un verre ?

Le voleur laissa un soupir de déception.

- N'auriez vous pas plutôt quelques serviettes propres ? Je suis réellement trempé jusqu'aux os. Puis il ajouta en sortant une bourse de sous son manteau : Je pense par contre que mon amie accepta volontiers un remontant.

Le tavernier se mit à rire en voyant que le jeune Embral ne manquait pas de répartie, puis en montrant le vieux torchon qu'il utilisait pour essuyer ses verres le tavernier lui expliqua qu'il trouverait tout ce qu'il lui faut dans la chambre de Nathil.

- Pour le verre je le lui monterais ne vous inquiétez pas !

Embral s'avança vers les escaliers, cherchant du regard l'homme qu'il avait précédemment emmené avec lui à l'auberge. Arrivé au palier, il monta les escaliers quatre à quatre et vint toquer à la porte de la chambre.

Je vais enfin pouvoir me sécher et discuter un peu, tranquillement.

C'était vrai. Depuis leur rencontre, lui et Nathil n'avait guère eu l'occasion ni le temps de discuter. Les choses s'étaient enchainées précipitamment, sans laisser de répit aux protagonistes. Embral décida qu'il en était assez pour cette journée. Aujourd'hui, il ne poursuivra plus de chimères, ne demandera plus son chemin aux ribaudes penchées à leur fenêtre, quelles qu'elles soient. Non, c'était enfin terminé. Et bientôt la nuit tombera avec un repos bien mérité.

Embral bien pressé de sécher ses vêtements prit avant de monter le temps de chercher du regard l'inconnu qu'il avait guidé ici. Seulement il n'était plus là, sur sa table se trouvait toujours sa choppe et quelques pièces d'or pour le tavernier.
Lorsqu'il entra dans la chambre de Nathil il constata qu'elle ne pleurait plus. Ses yeux figés dans la vision d'une pluie éternelle lui amenait une étrange réflexion.

- Jamais sur Uden n'était tombé un si violent orage, d'ordinaire ils ne durent que quelques heures mais celui là est différent... Comme si quelqu'un l'empêchait de partir... Tu crois que les Dieux sont en colère contre nous ?

Embral, émergeant à peine de ses pensées, ne comprit pas tout de suite ce qu'elle dit. Après s'être essuyé les cheveux et le visage, il s'assit sur le lit dans un soupir.

- Les Dieux ? Je suppose, oui.

Comme, avec le temps, l'orage redoublait d'ardeur au lieu de passer, on pouvait penser que les Dieux y étaient pour quelque chose. Mais le jeune voleur, lui, était athée et défendait bien ses propres idées.

- Selon moi, les Dieux sont à l'opposé de la nature, puisqu'ils sont des êtres surnaturels. Ils n'ont absolument rien à voir avec cet orage...
"Il y en a qui prétendraient que l'orage est la manifestation de leur toute puissante colère. Je ne le crois pas."

Malgré tout, le visage d'Embral se raidit, le souci s'y reflétant, avec un soupçon d'angoisse. Nathil avait tout de même raison, cet orage n'était pas naturel... Mais pouvait-on dire pour autant qu'il était proprement Divin ?

Nathil perçut dans la voix d'Embral un certain rejet vis à vis des Dieux, bien qu'ils soient inexorablement les créateurs de toute la vie mortelle certains comme Embral choisissent la voie dangereuse de l'athéisme.

- J'aime à croire que Nedra nous surveille, mon père me racontait beaucoup d'histoire quand j'étais plus jeune. Je me souviens de ce qu'il avait vu lors de la Grande Guerre... il ne cessait de ma parler d'un Démon comme jamais Kazarak n'en ait connu... il Démon qui lui a sauvé la vie et qui aujourd'hui n'est plus... Durant cette guerre meurtrière les Dieux sont venus nous sauver...

L'émotion montait, une larme perlait sur la joue de la jeune femme qui sans aucune hésitation pour Embral devait penser à son père et à son défunt mari.

Le voleur était maintenant apitoyé devant son amie. Il ne pensait pas que cette discussion sur les divinités les mènerait à ses proches. Mais maintenant, il comprenait l'importance de ces êtres surnaturels aux yeux de Nathil.

- Que pouvons-nous faire, s'il s'agit bien de Dieux ? demanda alors Embral, qui n'avait aucune envie de bouger du lit, où il était confortablement installé à présent. Y-a-t-il seulement quelque chose à faire ?

Nathil tourna son doux visage vers Embral et lui donna un de ses jolies sourires.

- Les Dieux ne peuvent que nous guider depuis les cieux, si ils étaient la cause de cet orage alors c'est que nous courrons un grand danger.

A cet instant précis la pluie se calma et semblait plus fine, le sourire de Nathil n'en fut que des plus radieux.

- Finalement ce n'était peut être qu'un simple orage. Dites moi Embral, vous semblez agile et courageux, seriez vous soldat dans l'armée de l'Alliance ?

Embral était maintenant allongé sur le matelas, et regardait le plafond au-dessus de lui. Soldat... Il y avait déjà pensé, mais jamais il n'avait été fasciné par cette voie.
Aujourd'hui, cependant, elle semblait se révéler à ses yeux. S'engager dans l'armée lui permettrait de s'infiltrer parmi les soldats, et ainsi retrouver le Lycan plus facilement. Dans le bastion, personne ne soupçonnerait quoi que ce soit ; il pourrait agir en toute tranquillité, pour un moment en tout cas. Le voleur rendit son sourire à Nathil, bien heureux qu'elle ait eu cette idée.

- C'est une bonne idée. Je n'y avais jamais pensé... Sais-tu où se trouvent les bureaux d'inscription ?

Il devait mentir à Nathil, et il n'en était pas fier. Mais c'était la solution la plus sûre. Finalement, soldat, oui, mais pas pour longtemps...

La pluie assassine commençait à laisser place à une pluie fine et douce. Le tonnerre lui toujours aussi violent rappelait aux habitants d'Uden qu'il ne s'en allait pas encore.

- Mmh si je réfléchis bien au bastion il y a des recruteurs. Notre fils avait eu le choix entre la garde d'Uden, l'armée royale et l'armée de l'Alliance... Ne faite pas de mauvais choix Embral je vous en prie !

Encore une fois l'émotion effaça son doux et ravissant sourire, mais aucune larme ne vint troubler la discussion ; Nathil essayait de faire le deuil de sa famille.

N'y tenant plus , le voleur sauta du lit et se précipita à la porte. La pluie s'étant calmée, il serait en meilleur condition pour trouver le Bastion. Il adressa un dernier regard à Nathil, lui sourit, et sortit de la pièce sans rien dire. Après tout, il n'avait prit aucune décision pour l'armée. Il y réfléchirait en chemin. Alors quels choix pouvaient se révéler mauvais et quels autres non ?

Comment puis-je tenir une promesse dont je ne connais même pas le sens ? C'est insensé !

Insensé, oui. En sortant de l'auberge, le voleur entendit à nouveau le tonnerre gronder sur Uden. L'averse passait, mais l'orage était maintenu... C'était si étrange. Nathil avait-elle raison, finalement ? Peut-être quelques sorcelleries suffiraient à cela. Embral ne savait rien de la magie. Est-ce qu'un simple magicien possédait assez de puissance pour déchainer la foudre selon sa volonté ? Le jeune homme passa ses doigts dans ses cheveux humides (pour s'assurer qu'il n'était pas subitement devenu chauve), et se mit en marche dans les ruelles inondées. Son objectif était d'atteindre les allées principales, de là il trouverait facilement des repères, des indications pour le bastion.

Avant de quitter la taverne, Embral eut tout juste le temps de constater que la plupart des ivrognes s'étaient calmés. Il fallait croire qu'avec autant de boisson dans le sang et le foie, ils leur étaient difficile de tenir encore debout.
A l’extérieur le temps était plus confortable, mais les pavés étaient toujours sous une couche d'eau assez inquiétante. Un seul point de la cité devait être au sec, il s'agissait bien sûr du bastion qui, trônant au sommet d'Uden, permettait de garder un œil constant sur les plus grandes avenues.
Quelques hommes étaient sortis et courraient pour éviter d'être trop trempés. La vie à Uden allait bientôt reprendre mais encore fallait-il que cet orage se calme.

Débouchant enfin sur une la grande route, Embral pu observer les massifs baraquements qu'étaient le bastion. Il se mit donc à remonter la longue avenue peu fréquentée. En arpentant les pavés trempés, le voleur avait le regard baissé et observait les ondes que produisaient chacun de ses pas dans l'eau. Les admissions à l'armée était-elle libre ? Aurait-il plus de chance de se faire enrôler grâce à la menace du Lycan ? Celui-ci était peut-être déjà captif, ou même mort. Il n'en savait rien !

Mais une fois soldat, il pourrait collecter de plus amples informations. C'est soudain le souvenir d'un devoir qui lui revint à l'esprit. Il avait un meurtre à commettre, mais ses nouvelles responsabilités le lui empêcheraient. Sauf si...
N'y avait-il pas, à Uden, de quatrième garde ? Une autre mission ?
Des assassins ?...

Le bastion n'était pas tout proche et qui plus est l'orage grondait toujours. Une patrouille approchait du jeune voleur puis s'arrêta. Enchâssé dans une lourde armure un chevalier de l'unité, sûrement le sergent s'approcha.

- Vous là, avez vous vu un jeune soldat de votre âge environ ? Il porte une cape sombre et semble assez...

- Abruti. lança un soldat en riant.

Le voleur toisa les soldats en armure. Si la garde d'Uden elle-même perdait ses propres soldats, où allait-il s'inscrire ? Dans une étable ? C'était pittoresque... néanmoins, Embral essaya de conserver une allure de respect.

- Non, je n'ai croisé aucun type de ce genre, j'en suis désolé.

Il n'avait jusque là croisé qu'un homme misérable, qui ne cherchait qu'un abri et il y avait réellement peu de chance pour qu'il soit le sujet de leur recherche.

Sans même prendre le temps de répondre, le chevalier dont la voix témoignait de son agacement reprit sa patrouille accompagné de ses hommes. Alors qu'Embral reprit lui aussi sa route il entendit le chevalier se plaindre de l'incompétence de ce jeune soldat égaré. "V'là ce qu'il se passe quand on recrute des gamins !" tels furent ses mots exacts.
L'orage semblait encore une fois changer de comportement, la pluie fine toujours présente accueillait entre ses gouttes un peu plus de lumière ; les nuages périssaient de toutes les larmes qu'ils ont déversé sur la cité.
Après avoir traversé Uden, Embral qui sur sa route eut croisé quelques gardes et citoyens courageux arriva enfin devant la large rue qui montait vers la porte ouverte mais gardée du bastion d'Uden.

Le voleur atteignit finalement le Bastion, dominant largement la ville d'Uden. Embral sourit en voyant quelques rayons de soleil percer les nuages. Après avoir inspiré une bouffée d'air, il pénétra dans l'enceinte du bâtiment bien gardé.